• Couvrez-moi

    Couvrez-moiElle est vieille, très vieille... enfin en vrai peut-être pas tant que ça, elle n'atteint pas les 100 ans. Mais pourtant, au jugé, si, elle est vieille. Moi je devais avoir 19 ans, une part infime de sa vie, quoi. Madame Knepfle (nom modifié) est donc hospitalisée là depuis quelques temps, et ça se compte sûrement en années. C'est un service de gériatrie pour ceux qui sont vieux, malades et se déplacent peu ou pas. On en sort pas, ou alors sous un drap.

    Cette dame est une pensionnaire comme une autre. Elle ne parle pas, ou très peu. Elle ne marche pas, mais, quand on l'installe sur son fauteuil roulant, elle roule... beaucoup... n'importe où, toujours tout droit. Alors des fois, on met les freins. Madame Knepfle doit faire partie des plus autonomes. Quand je m'approche d'elle, elle s'agite un peu, essaie de rouler mais la chaise est bloquée. Et puis elle me parle: "couvrez-moi !". Le ton est autoritaire, presque méchant. Madame Knepfle est pourtant habillée...normalement et il ne fait pas froid dans le service. "COUVREZ MOI !" Elle veut peut-être que je libère ses roues. Je tente. Elle commence à partir tout droit vers la salle des repas. Elle ne négocie pas le virage et s'arrête contre un mur, pourtant, elle continue à vouloir faire tourner les roues. Mon Dieu, j'ai failli tuer Madame Knepfle. Une aide soignante arrive, me dit de ne pas trop faire attention, et de ne pas la laisser rouler trop longtemps (ou du moins près des murs). Bon.

    Un matin je dois m'occuper de la toilette au lit de Madame Knepfle avec un aide soignant. Elle n'est pas bien grande, pas bien lourde. Du genre la peau, les os, et un peu de graisse sous cutannée. Et puis des cheveux, gris, mi longs, et fin, très très fins, à avoir peur de les arracher en les touchant. Bref, elle est allongée, on lui annonce le soin, et on commence à découvir son torse et là: "COUVREZ-MOI !" Le ton est autoritaire, presque méchant. On explique, on découvre le moins possible. Mais elle répète plus fort: "COUVREZ MOI !!!!" Là maintenant, elle hurle. En fait, ses toilettes se passent toujours ainsi. On continue. On lave le haut, on sèche, on passe au bas. Le "couvrez-moi" se fait moins virulent, plus plaintif, elle supplie, pleure presque. Pour tout dire j'aimerais bien être ailleurs, ne pas faire ça, on dirait que je la torture avec un gant et du savon... C'est un peu ça.

    Elle pleure, pas totalement contre nous. La toilette lui est honteuse et je pense qu'elle enrage de n'être plus vraiment elle même. "COUVREZ-MOI". Elle ne sait dire plus que ça, mais ça veut tellement dire autre chose, ça en est presque assourdissant. Qui ne la comprendrait pas ? Qui s'imaginerait une seconde être à sa place ? Personne ne voudrait. Presque tous les pensionnaires doivent penser la même chose. Elle est parmi les seuls à pouvoir l'exprimer, un peu.

    A la fin du soin, elle se calme. On la remet dans son fauteuil. L'aide soignant s'en va et je m'occupe de la coiffer. Elle ne dit rien. Puis je libère ses freins, c'est bientôt l'heure de manger.



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  • Commentaires

    1
    Mercredi 15 Février 2012 à 21:12
    2
    Mercredi 15 Février 2012 à 22:04
    Julay*

    Ce post de quelques lignes est d'une telle violence...
    Qui peut savoir quels traumatismes a pu vivre cette vieille dame dans sa vie ?
    Et si ce n'était pas que de la pudeur ? Et si chaque toilette lui faisait revivre de mauvais moments sans qu'elle soit capable de l'expliquer ?

    La gériatrie... le stage obligatoire dont tout le monde voudrait se passer. 
    Il y a pourtant tellement de choses à y faire...

    Merci d'avoir partagé, ça n'a pas du être si facile. 

    3
    Cesslasanguine
    Jeudi 16 Février 2012 à 13:27

    La Gériatrie, c'est dur, c'est violent et pourtant ça peut être beau.

     

    Dès qu'on parle de personnes âgées, les gens s'en foutent... Comme si nos aînés, ceux qui ont été nos parents, nos grands parents n'avaient plus aucune valeur. Ca dégoute les gens. Comme si ça leur renvoyait que eux aussi ils vont mourir, eux aussi ils pourraient être à la place de ces vieux. Mais on va tous mourir !!!

     

    L'angélisme général qui fait qu'on s'émeut toujours sur les bébés et les enfants, voire sur les jeunes m'insupporte. Comme si c'était plus injuste d'être malade jeune que vieux. Comme si la maladie et le déclin étaient des choses inéluctables, normales. Les vieux c'est moche, c'est gaga et ça pue donc tout le monde s'en fout.

     

    J'essaie de me battre contre ça au quotidien.

     

    Je ne dis pas qu'on doit rallonger la vie juste pour l'exploit médical... Juste rajouter de la vie aux années et pas des années à la vie !

    4
    Knackie Profil de Knackie
    Jeudi 16 Février 2012 à 20:55

    Julay>> Ou peut être pas...

    Cess>> J'aimais bien "les petits vieux", ils deviennent vite plus attachant que les femmes enceintes. Mais en long séjour, être entourée à 90% de personnes qui ne communiquent plus (ou alors lancent juste des regards de terreur ne pouvant plus parler), qui ne mangent plus (gastrostomie, réhy sous cutannée) qui s'étouffent dans leurs glaires, et puis le très vieux diabétique qu'on ampute toutes les semaines d'un bout de membre etc etc... ben c'est pesant et je ne souhaite à personne de finir comme cela. Après, c'était un service extrême et toute la gériatrie n'est pas comme ça, heureusement. Et puis, je me posais des questions, en faisant des toilettes comme celle que je raconte ici, j'avais l'impression d'être dans la maltraitance, même en prenant 1000 précautions c'est quand même un soin que l'on fait de force....tous les jours...

    5
    Cesslasanguine
    Mercredi 22 Février 2012 à 15:20

    je sais bien à quel point ça peut être dur et violent.

    Mes "préférés" c'est les très déments, qui ne communiquent pas ou peu. Avec ces gens là, tout ce que tu fais, le moindre geste du quotidien, c'est un challenge. C'est ça aussi qui fait que c'est extrêmement usant pour les équipes. J'ai parfaitement conscience que la place du médecin dans cet univers-là, c'est la place "facile" (j'ai été aide-soignante en maison médicalisée, et je peux te dire que j'ai expérimenté ça, l'impression d'être maltraitante lors des toilettes, lors des repas... Tu peux pas rester de marbre et quand tu rentres du taf, tous les jours t'as envie de pleurer. Après ça, j'avais même dit "les vieux, c'est pas pour moi !". Maintenant, je me bouge pour être gériatre...).

    Evidemment, je ne souhaite à personne de connaître ça, la perte absolue de tout repère. Après, tu as plus ou moins un lien qui se crée, et derrière le regard noir et apeuré, tu peux parfois avoir une petite étincelle, un quelque chose d'un peu différent qui se manifeste, c'est ténu, c'est un presque rien mais qui est différent de la veille...

     

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    6
    Pimouss'
    Vendredi 24 Février 2012 à 11:20
    J'ai eu le même "couvrez-moi" sur un ton de supplique chez une patiente qui a accouché très rapidement et à qui sa nudité et la violence des contractions associée à la sensation de ce bébé qui poussait faisait remonter le souvenir d'un viol vécu dans l'enfance...On met un mouchoir dessus et la vie continue...
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